[NB : La pagination marquée correspond à celle de l'édition dite Prior-Belaval de l'Esquisse parue à Paris, chez Vrin, en 1970.]

 

CONDORCET

ESQUISSE

date de rédaction : 1793-1794

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TROISIÈME ÉPOQUE

Progrès des peuples agriculteurs, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique.

L'uniformité du tableau que nous avons tracé jusqu'ici va bientôt disparaître. Ce ne sont plus de faibles nuances qui sépareront les moeurs, les caractères, les opinions, les superstitions des peuples attachés à leur sol, et perpétuant presque sans mélange une première famille.

Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs bouleversements, vont bientôt mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples différents.

Le hasard des événements viendra troubler sans cesse la marche lente, mais régulière de la nature, la retarder souvent, l'accélérer quelquefois.

Le phénomène qu'on observe chez une nation, dans un tel siècle, a souvent pour cause une révolution opérée à mille lieues et à dix siècles de distance ; et la nuit du temps a couvert une grande partie de ces événements, dont nous voyons les influences s'exercer sur les hommes qui nous ont précédés, et quelquefois s'étendre sur nous-mêmes.

Mais il faut considérer d'abord les effets de ce changement dans une seule nation, et indépendamment de [28] l'influence que les conquêtes et le mélange des peuples ont pu exercer.

L'agriculture attache l'homme au sol qu'il cultive. Ce n'est plus sa personne, sa famille, ses instruments de chasse, qu'il lui suffirait de transporter ; ce ne sont plus même ses troupeaux qu'il aurait pu chasser devant lui. Des terrains qui n'appartiennent à personne ne lui offriraient plus de subsistances dans sa fuite, ou pour lui-même, ou pour les animaux qui lui fournissent sa nourriture.

Chaque terrain a un maître à qui seul les fruits en appartiennent. La récolte s'élevant au-dessus des dépenses nécessaires pour l'obtenir, de la subsistance et de l'entretien des hommes et des animaux qui l'ont préparée, offre à ce propriétaire une richesse annuelle, qu'il n'est obligé d'acheter par aucun travail.

Dans les deux premiers états de la société, tous les individus, toutes les familles du moins, exerçaient à peu près tous les arts nécessaires.

Mais, lorsqu'il y eut des hommes qui, sans travail, vécurent du produit de leur terre, et d'autres hommes qui vécurent des salaires que leur payaient les premiers ; quand les travaux se furent multipliés ; quand les procédés des arts furent devenus plus étendus et plus compliqués, l'intérêt commun força bientôt à les diviser. On s'aperçut que l'industrie d'un individu se perfectionnait davantage, lorsqu'elle s'exerçait sur moins d'objets ; que la main exécutait avec plus de promptitude et de précision un plus petit nombre de mouvements, quand une longue habitude les lui avait rendus plus familiers ; qu'il fallait moins d'intelligence pour bien faire un ouvrage, quand on l'avait plus souvent fait et refait.

[29] Ainsi, tandis qu'une partie des hommes se livrait aux travaux de la culture, d'autres en préparaient les instruments. La garde des bestiaux, l'économie intérieure, la fabrication des étoffes, devinrent également des occupations séparées. Comme, dans les familles qui n'avaient qu'une propriété peu étendue, un seul de ces emplois ne suffisait pas pour occuper tout le temps d'un individu, plusieurs d'entre elles se partagèrent le travail et le salaire d'un seul homme. Bientôt les substances employées dans les arts se multipliant, et leur nature exigeant des procédés différents, celles qui en demandaient d'analogues formèrent des genres séparés, à chacun desquels s'attacha une classe particulière d'ouvriers. Le commerce s'étendit, embrassa un plus grand nombre d'objets, et les tira d'un plus grand territoire ; et alors se forma une autre classe d'hommes uniquement occupée à acheter des denrées, à les conserver, à les transporter, à les revendre avec profit.

Ainsi aux trois classes qu'on pouvait distinguer déjà dans la vie pastorale, celle des propriétaires, celle des domestiques attachés à la famille des premiers, et celle des esclaves, il faut maintenant ajouter celle des ouvriers de toute espèce et celle des marchands.

C'est alors que, dans une société plus fixe, plus rapprochée et plus compliquée, on a senti la nécessité d'une législation plus régulière et plus étendue ; qu'il a fallu déterminer avec une précision plus rigoureuse, soit des peines pour les crimes, soit des formes pour les conventions ; soumettre à des règles plus sévères les moyens de vérifier les faits auxquels on devait appliquer la loi.

Ces progrès furent l'ouvrage lent et graduel du besoin et des circonstances : ce sont quelques pas de plus dans [30] la route que déjà l'on avait suivie chez les peuples pasteurs.

Dans les premières époques, l'éducation fut purement domestique. Les enfants s'instruisaient auprès de leur père, soit dans les travaux communs, soit dans les arts qu'il savait exercer ; ils recevaient de lui et le petit nombre de traditions qui formaient l'histoire de la peuplade et celle de la famille, et les fables qui s'y étaient perpétuées, et la connaissance des usages nationaux, des principes ou des préjugés qui devaient composer leur morale grossière.

On se formait dans la société de ses amis au chant, à la danse, aux exercices militaires. A l'époque où nous sommes parvenus, les enfants des familles plus riches reçurent une sorte d'éducation commune, soit dans les villes par la conversation des vieillards, soit dans la maison d'un chef auquel ils s'attachaient. C'est là qu'ils s'instruisaient des lois du pays, de ses usages, de ses préjugés, et qu'ils apprenaient à chanter les poèmes dans lesquels on en avait renfermé l'histoire.

L'habitude d'une vie plus sédentaire avait établi entre les deux sexes une plus grande égalité. Les femmes ne furent plus considérées comme un simple objet d'utilité, comme des esclaves seulement plus rapprochées du maître. L'homme y vit des compagnes, et apprit enfin ce qu'elles pouvaient pour son bonheur. Cependant, même dans les pays où elles furent le plus respectées, où la polygamie fut proscrite, ni la raison, ni la justice n'allèrent jusqu'à une entière réciprocité dans les devoirs ou dans le droit de se séparer, jusqu'à l'égalité dans les peines portées contre l'infidélité.

L'histoire de cette classe de préjugés et de leur influence [31] sur le sort de l'espèce humaine, doit entrer dans le tableau que je me suis proposé de tracer ; et rien ne servira mieux à montrer jusqu'à quel point son bonheur est attaché aux progrès de la raison.

Quelques nations restèrent dispersées dans les campagnes. D'autres se réunirent dans des villes, qui devinrent la résidence du chef de la nation, des chefs de tribu qui partagèrent son pouvoir, et des anciens de chaque famille. C'est là qu'on rassemblait ses richesses les plus précieuses, pour les soustraire aux brigands qui durent se multiplier en même temps que ces richesses sédentaires. Lorsque les nations restèrent dispersées sur leur territoire, l'usage détermina un lieu et une époque pour les réunions des chefs, pour les délibérations sur les intérêts communs, pour les tribunaux qui prononçaient les jugements.

Les nations qui se reconnaissaient une origine commune, qui parlaient la même langue, sans renoncer à se faire la guerre entre elles, formèrent presque toujours une fédération plus ou moins intime ; elles convinrent de se réunir, soit contre des ennemis étrangers, soit pour venger mutuellement leurs injures, soit pour remplir en commun quelque devoir religieux.

L'hospitalité et le commerce produisirent même quelques relations constantes entre des nations différentes par leur origine, leurs coutumes et leur langage : relations que le brigandage et la guerre interrompaient souvent, mais que renouait ensuite la nécessité, plus forte que l'amour du pillage et la soif de la vengeance.

Égorger les vaincus, les dépouiller et les réduire à l'esclavage, ne formèrent plus le seul droit reconnu entre les nations ennemies. Des cessions de territoire, [32] des rançons, des tributs, prirent en partie la place de ces violences barbares.

A cette époque, tout homme qui possédait des armes était soldat ; celui qui en avait de meilleures, qui avait pu s'exercer davantage à les manier, qui pouvait en fournir à d'autres, qui, par les provisions qu'il avait rassemblées, se trouvait en état de subvenir à leurs besoins, devenait nécessairement un chef : mais cette obéissance presque volontaire n'entraînait pas une dépendance servile.

Comme rarement on avait besoin de faire des lois nouvelles ; comme il n'était pas de dépenses publiques auxquelles les citoyens fussent forcés de contribuer, et que, si elles devenaient nécessaires, le bien des chefs ou les terres conservées en commun devaient les acquitter ; comme l'idée de gêner par des règlements l'industrie et le commerce n'avait pu naître encore ; comme la guerre offensive était décidée par le consentement général, ou faite uniquement par ceux que l'amour de la gloire et le goût du pillage y entraînaient volontairement ; l'homme se croyait libre dans ces gouvernements grossiers, malgré l'hérédité presque générale des premiers chefs ; malgré la prérogative, usurpée par d'autres chefs inférieurs, de partager seuls l'autorité politique, et d'exercer les fonctions du gouvernement, comme celles de la magistrature.

Mais souvent un chef se livrait à des vengeances personnelles, à des actes arbitraires de violence ; souvent, dans ces familles privilégiées, l'orgueil, la haine héréditaire, les fureurs de l'amour et la soif de l'or, multipliaient les crimes, tandis que les chefs réunis dans les villes, instruments des passions des rois, y excitaient les factions et les guerres civiles, opprimaient [33] le peuple par des jugements iniques, le tourmentaient par les crimes de leur ambition et par leurs brigandages.

Chez un grand nombre de nations, les excès de ces familles lassèrent la patience des peuples : elles furent anéanties, chassées, ou soumises à la loi commune ; rarement elles conservèrent leur titre avec une autorité limitée par la loi commune ; et l'on vit s'établir ce qu'on a depuis appelé des républiques.

Ailleurs, ces rois entourés de satellites, parce qu'ils avaient des armes et des trésors à leur distribuer, exercèrent une autorité absolue : telle fut l'origine de la tyrannie.

Dans d'autres contrées, surtout dans celles où les petites nations ne se réunirent point dans des villes, les premières formes de ces constitutions grossières furent conservées, jusqu'au moment où l'on vit ces peuples, ou tomber sous le joug d'un conquérant, ou, entraînés eux-mêmes par l'esprit de brigandage, se répandre sur un territoire étranger.

Cette tyrannie, resserrée nécessairement dans un petit espace, ne pouvait avoir qu'une courte durée. Les peuples secouèrent bientôt ce joug imposé par la force seule, et que l'opinion même n'eût pu maintenir. Le monstre était vu de trop près, pour ne pas inspirer plus d'horreur que d'effroi : et la force comme l'opinion ne peuvent forger des chaînes durables, si les tyrans n'étendent pas leur empire à une distance assez grande pour pouvoir cacher à la nation qu'ils oppriment, en la divisant, le secret de sa puissance et de leur faiblesse.

L'histoire des républiques appartient à l'époque suivante ; mais celle qui nous occupe va nous présenter un spectacle nouveau.

[34] Un peuple agriculteur, soumis à une nation étrangère, n'abandonne point ses foyers : la nécessité le contraint à travailler pour ses maîtres.

Tantôt la nation dominatrice se contente de laisser, sur le territoire conquis, des chefs pour le gouverner, des soldats pour le défendre, et surtout pour en contenir les habitants, et d'exiger du peuple soumis et désarmé un tribut en monnaie ou en denrées. Tantôt elle s'empare du territoire même, en distribue la propriété à ses soldats, à ses capitaines ; mais alors elle attache à chaque terre l'ancien colon qui la cultivait, et le soumet à ce nouveau genre de servitude, réglé par des lois plus ou moins rigoureuses. Un service militaire, un tribut, sont, pour les individus du peuple conquérant, la condition attachée à la jouissance de ces terres.

D'autres fois, elle se réserve la propriété même du territoire, et n'en distribue que l'usufruit, en imposant les mêmes conditions. Presque toujours les circonstances font employer à la fois ces trois manières de récompenser les instruments de la conquête, et de dépouiller les vaincus.

De là nous voyons naître de nouvelles classes d'hommes : les descendants du peuple dominateur, et ceux du peuple opprimé ; une noblesse héréditaire, qu'il ne faut pas confondre avec le patriciat des républiques ; un peuple condamné aux travaux, à la dépendance, à l'humiliation, sans l'être à l'esclavage ; enfin, des esclaves de la glèbe, distingués des esclaves domestiques, et dont la servitude moins arbitraire peut opposer la loi aux caprices de leurs maîtres.

C'est encore ici que l'on peut observer l'origine de la féodalité, qui n'a pas été un fléau particulier à nos climats, mais qu'on a retrouvé presque sur tout le globe [35] aux mêmes époques de la civilisation, et toutes les fois qu'un même territoire a été occupé par deux peuples, entre lesquels la victoire avait établi une inégalité héréditaire.

Le despotisme, enfin, fut encore le fruit de la conquête. J'entends ici par despotisme, pour le distinguer des tyrannies passagères, l'oppression d'un peuple sous un seul homme, qui le domine par l'opinion, par l'habitude, surtout par une force militaire plus soumise encore à son autorité arbitraire, mais respectée dans ses préjugés, flattée dans ses caprices, caressée dans son avidité et dans son orgueil.

Immédiatement entouré d'une portion nombreuse et choisie de cette force armée formée de la nation conquérante, environné des chefs les plus puissants de la milice, retenant les provinces par des généraux dont les ordres s'étendent sur plusieurs portions de cette même armée, le despotisme règne par la terreur, et personne dans ce peuple abattu, ou parmi ces chefs dispersés, et rivaux l'un de l'autre, ne conçoit la possibilité de lui opposer des forces, que celles dont il dispose ne puissent écraser à l'instant.

Un soulèvement de la garde, une sédition de la capitale peuvent être funestes au despote, mais sans affaiblir le despotisme. Le général d'une armée victorieuse peut, en détruisant une famille consacrée par le préjugé, fonder une dynastie nouvelle ; mais c'est pour exercer la même tyrannie.

Dans cette troisième époque, les peuples qui n'ont encore éprouvé le malheur ni d'être conquérants, ni d'être conquis, nous offrent ces vertus simples et fortes des nations agricoles, ces moeurs des temps héroïques, dont un mélange de grandeur et de férocité, de générosité [36] et de barbarie, rend le tableau si attachant, et nous séduit encore au point de les admirer, même de les regretter.

Le tableau des moeurs qu'on observe dans les empires fondés par les conquérants, nous présente au contraire toutes les nuances de l'avilissement et de la corruption, où le despotisme et la superstition peuvent amener l'espèce humaine. C'est là que l'on voit naître les tributs sur l'industrie et le commerce, les exactions qui font acheter le droit d'employer ses facultés à son gré, les lois qui gênent l'homme dans le choix de son travail et dans l'usage de sa propriété, celles qui attachent les enfants à la profession de leurs pères, les confiscations, les supplices atroces ; en un mot, tout ce que le mépris pour l'espèce humaine a pu inventer d'actes arbitraires, de tyrannies légales et d'atrocités superstitieuses.

On peut remarquer que dans les peuplades qui n'ont point éprouvé de grandes révolutions, les progrès de la civilisation se sont arrêtés à un terme très peu avancé. Les hommes y connaissaient cependant déjà ce besoin d'idées ou de sensations nouvelles, premier mobile des progrès de l'esprit humain ; ce goût des superfluités du luxe, aiguillon de l'industrie ; cette curiosité perçant d'un oeil avide le voile dont la nature a caché ses secrets. Mais il est arrivé presque partout que, pour échapper à ces besoins, les hommes ont cherché, ont adopté avec une sorte de fureur des moyens physiques de se procurer des sensations qui pussent se renouveler sans cesse : telle est l'habitude des liqueurs fermentées, des boissons chaudes, de l'opium, du tabac, du bétel. Il est peu de peuples chez qui l'on n'observe une de ces habitudes, d'où naît un plaisir qui remplit [37] les journées entières, ou se répète à toutes les heures ; qui empêche de sentir le poids du temps, satisfait au besoin d'être occupé ou réveillé, finit par l'émousser, et prolonge pour l'esprit humain la durée de son enfance et de son inactivité ; et ces mêmes habitudes, qui ont été un obstacle aux progrès des nations ignorantes ou asservies, s'opposent encore, dans les pays éclairés, à ce que la vérité répande dans toutes les classes une lumière égale et pure.

En exposant ce que furent les arts dans les deux premières époques de la société, on fera voir comment aux arts qui travaillent le bois, la pierre, ou les os d'animaux, qui préparent les peaux, et qui forment des tissus, ces peuples primitifs purent joindre les arts plus difficiles de la teinture, de la poterie, et même les commencements des travaux sur les métaux.

Les progrès de ces arts auraient été lents dans les nations isolées ; mais les communications, même faibles, qui s'établirent entre elles, en accélérèrent la marche. Un procédé nouveau, découvert chez un peuple, devint commun à ses voisins. Les conquêtes, qui tant de fois ont détruit les arts, commencèrent par les répandre, et servirent à leur perfectionnement, avant de l'arrêter ou de contribuer à leur chute.

On voit plusieurs de ces arts portés au plus haut degré de perfection chez des peuples où la longue influence de la superstition et du despotisme a consommé la dégradation de toutes les facultés humaines. Mais si l'on observe les prodiges de cette industrie servile, on n'y verra rien qui annonce la présence du génie ; tous les perfectionnements y paraissent l'ouvrage lent et pénible d'une longue routine ; partout, à côté de cette industrie qui nous étonne, on aperçoit des traces d'ignorance [38] et de stupidité qui nous en décèlent l'origine.

Dans des sociétés sédentaires et paisibles, l'astronomie, la médecine, les notions les plus simples de l'anatomie, la connaissance des minéraux et des plantes, les premiers éléments de l'étude des phénomènes de la nature, se perfectionnèrent, ou plutôt s'étendirent par le seul effet du temps, qui, multipliant les observations, conduisait d'une manière lente, mais sûre, à saisir facilement, et presque au premier coup d'oeil, quelques-unes des conséquences générales auxquelles ces observations devaient conduire.

Cependant ces progrès furent très faibles ; et les sciences seraient restées plus longtemps dans leur première enfance, si certaines familles, si surtout des castes particulières n'en avaient fait le premier fondement de leur gloire ou de leur puissance.

On avait déjà pu joindre l'observation de l'homme et des sociétés à celle de la nature. Déjà un petit nombre de maximes de morale pratique et de politique se transmettaient de générations en générations ; ces castes s'en emparèrent ; les idées religieuses, les préjugés, les superstitions accrurent encore leur domaine. Elles succédèrent aux premières associations, aux premières familles des charlatans et des sorciers ; mais elles employèrent plus d'art pour séduire des esprits moins grossiers. Leurs connaissances réelles, l'austérité apparente de leur vie, un mépris hypocrite pour ce qui est l'objet des désirs des hommes vulgaires, donnèrent de l'autorité à leurs prestiges, tandis que ces mêmes prestiges consacraient, aux yeux du peuple, et ces faibles connaissances et ces hypocrites vertus. Les membres de ces sociétés suivirent d'abord avec une ardeur presque égale deux objets bien différents : l'un, d'acquérir pour [39] eux-mêmes de nouvelles connaissances ; l'autre, d'employer celles qu'ils avaient à tromper le peuple, à dominer les esprits.

Leurs sages s'occupèrent surtout de l'astronomie ; et, autant qu'on en peut juger par les restes épars des monuments de leurs travaux, il paraît qu'ils atteignirent le point le plus haut où l'on puisse s'élever, sans le secours des lunettes, sans l'appui des théories mathématiques supérieures aux premiers éléments.

En effet, à l'aide d'une longue suite d'observations, on peut parvenir à une connaissance des mouvements des astres assez précise, pour mettre en état de calculer et de prédire les phénomènes célestes. Ces lois empiriques, d'autant plus faciles à trouver, que les observations s'étendent sur un plus long espace de temps, n'ont point conduit ces premiers astronomes jusqu'à la découverte des lois générales du système du monde ; mais elles y suppléaient suffisamment pour tout ce qui pouvait intéresser les besoins de l'homme, ou sa curiosité, et servir à augmenter le crédit de ces usurpateurs du droit exclusif de l'instruire.

Il paraît qu'on leur doit l'idée ingénieuse des échelles arithmétiques, de ce moyen heureux de représenter tous les nombres avec un petit nombre de signes, et d'exécuter par des opérations techniques très simples, des calculs auxquels notre intelligence, livrée à elle-même, ne pourrait atteindre. C'est là le premier exemple de ces méthodes qui doublent les forces de l'esprit humain, et à l'aide desquelles il peut reculer indéfiniment ses limites, sans qu'on puisse fixer un terme où il lui soit interdit d'atteindre.

Mais on ne voit pas qu'ils aient étendu la science de l'arithmétique au delà de ses premières opérations.

[40] Leur géométrie, renfermant ce qui était nécessaire à l'arpentage, à la pratique de l'astronomie, s'est arrêtée à cette proposition célèbre que Pythagore transporta en Grèce, ou qu'il découvrit de nouveau.

Ils abandonnèrent la mécanique des machines à ceux qui devaient les employer. Cependant quelques récits mêlés de fables semblent annoncer que cette partie des sciences a été cultivée par eux-mêmes, comme un des moyens de frapper les esprits par des prodiges.

Les lois du mouvement, la mécanique rationnelle, ne fixèrent point leurs regards.

S'ils étudièrent la médecine et la chirurgie, surtout celle qui a pour objet le traitement des blessures, ils négligèrent l'anatomie.

Leurs connaissances en botanique, en histoire naturelle, se bornèrent aux substances employées comme remèdes, à quelques plantes, à quelques minéraux, dont les propriétés singulières pouvaient servir leurs projets.

Leur chimie, réduite à de simples procédés sans théorie, sans méthode, sans analyse, n'était que l'art de faire certaines préparations, la connaissance de quelques secrets, soit pour la médecine, soit pour les arts, ou de quelques prestiges propres à éblouir les yeux d'une multitude ignorante, soumise à des chefs non moins ignorants qu'elle.

Les progrès des sciences n'étaient pour eux qu'un but secondaire, qu'un moyen de perpétuer ou d'étendre leur pouvoir. Ils ne cherchaient la vérité que pour répandre des erreurs ; et il ne faut pas s'étonner qu'ils l'aient si rarement trouvée.

Cependant, ces progrès, quelque lents, quelque faibles qu'ils soient, auraient été impossibles, si ces mêmes hommes n'avaient connu l'art de l'écriture, seul moyen [41] d'assurer les traditions, de les fixer, de communiquer et de transmettre les connaissances, dès qu'elles commencent à se multiplier.

Ainsi l'écriture hiéroglyphique, ou fut une de leurs premières inventions, ou avait été inventée avant la formation des castes enseignantes.

Comme leur but n'était pas d'éclairer, mais de dominer, non seulement ils ne communiquaient pas au peuple toutes leurs connaissances, mais ils corrompaient par des erreurs celles qu'ils voulaient bien lui révéler ; ils lui enseignaient, non ce qu'ils croyaient vrai, mais ce qui leur était utile.

Ils ne lui montraient rien, sans y mêler je ne sais quoi de surnaturel, de sacré, de céleste, qui tendît à les faire regarder comme supérieurs à l'humanité, comme revêtus d'un caractère divin, comme ayant reçu du ciel même des connaissances interdites au reste des hommes.

Ils eurent donc deux doctrines, l'une pour eux seuls, l'autre pour le peuple : souvent même, comme ils se partageaient en plusieurs ordres, chacun d'eux se réserva quelques mystères. Tous les ordres inférieurs étaient à la fois fripons et dupes ; et le système d'hypocrisie ne se développait en entier qu'aux yeux de quelques adeptes.

Rien ne favorisa plus l'établissement de cette double doctrine, que les changements dans les langues, qui furent l'ouvrage du temps, de la communication et du mélange des peuples. Les hommes à double doctrine, en conservant pour eux l'ancienne langue, ou celle d'un autre peuple, s'assurèrent aussi l'avantage de posséder un langage entendu par eux seuls.

La première écriture qui désignait les choses par une peinture plus ou moins exacte, soit de la chose même, [42] soit d'un objet analogue, faisant place à une écriture plus simple, où la ressemblance de ces objets était presque effacée, où l'on n'employait que des signes déjà en quelque sorte de pure convention, la doctrine secrète eut son écriture comme elle avait déjà son langage.

Dans l'origine des langues, presque chaque mot est une métaphore, et chaque phrase une allégorie. L'esprit saisit à la fois le sens figuré et le sens propre ; le mot offre, en même temps que l'idée, l'image analogue, par laquelle on l'avait exprimée. Mais par l'habitude d'employer un mot dans un sens figuré, l'esprit finit par s'y arrêter uniquement, par faire abstraction du premier sens ; et ce sens, d'abord figuré, devient peu à peu le sens ordinaire et propre du même mot.

Les prêtres, qui conservèrent le premier langage allégorique, l'employèrent avec le peuple qui ne pouvait plus en saisir le véritable sens, et qui, accoutumé à prendre les mots dans une seule acception, devenue leur acception propre, entendait je ne sais quelles fables absurdes, lorsque les mêmes expressions ne présentaient à l'esprit des prêtres qu'une vérité très simple. Ils firent le même usage de leur écriture sacrée. Le peuple voyait des hommes, des animaux, des monstres, où les prêtres avaient voulu représenter un phénomène astronomique, un des faits de l'histoire de l'année.

Ainsi, par exemple, les prêtres, dans leurs méditations, s'étaient presque partout créé le système métaphysique d'un grand tout, immense, éternel, dont tous les êtres n'étaient que les parties, dont tous les changements observés dans l'univers n'étaient que les modifications diverses. Le ciel ne leur offrait que des groupes d'étoiles semés dans ces déserts immenses, que des planètes qui y décrivaient des mouvements plus ou [43] moins compliqués, et des phénomènes purement physiques, résultant des positions de ces astres divers. Ils imposaient des noms à ces groupes d'étoiles et à ces planètes, aux cercles mobiles ou fixes imaginés pour en représenter les positions et la marche apparente, pour en expliquer les phénomènes.

Mais leur langage, leurs monuments, en exprimant pour eux ces opinions métaphysiques, ces vérités naturelles, offraient aux yeux du peuple le système de la plus extravagante mythologie, devenaient pour lui le fondement des croyances les plus absurdes, des cultes les plus insensés, des pratiques les plus honteuses ou les plus barbares.

Telle est l'origine de presque toutes les religions connues, qu'ensuite l'hypocrisie ou l'extravagance de leurs inventeurs et de leurs prosélytes ont chargées de fables nouvelles.

Ces castes s'emparèrent de l'éducation, pour façonner l'homme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusqu'à la possibilité du désir de les briser. Mais, si l'on veut connaître jusqu'à quel point, même sans le secours des terreurs superstitieuses, ces institutions peuvent porter leur pouvoir destructeur des facultés humaines, c'est sur la Chine qu'il faut un moment arrêter ses regards ; sur ce peuple, qui semble n'avoir précédé les autres dans les sciences et les arts, que pour se voir successivement effacé par eux tous ; ce peuple, que la connaissance de l'artillerie n'a point empêché d'être conquis par des nations barbares ; où les sciences, dont les nombreuses écoles sont ouvertes à tous les citoyens, conduisent seules à toutes les dignités, et où cependant, soumises à d'absurdes préjugés, les sciences [44] sont condamnées à une éternelle médiocrité ; où enfin l'invention même de l'imprimerie est demeurée entièrement inutile aux progrès de l'esprit humain.

Des hommes dont l'intérêt était de tromper durent se dégoûter bientôt de la recherche de la vérité. Contents de la docilité des peuples, ils crurent n'avoir pas besoin de nouveaux moyens pour s'en garantir la durée. Peu à peu ils oublièrent eux-mêmes une partie des vérités cachées sous leurs allégories ; ils ne gardèrent, de leur ancienne science, que ce qui était rigoureusement nécessaire pour conserver la confiance de leurs disciples ; et ils finirent par être eux-mêmes la dupe de leurs propres fables.

Dès lors, tout progrès dans les sciences s'arrêta ; une partie même de ceux dont les siècles antérieurs avaient été témoins se perdit pour les générations suivantes ; et l'esprit humain, livré à l'ignorance et aux préjugés, fut condamné à une honteuse immobilité dans ces vastes empires, dont l'existence non interrompue a déshonoré depuis si longtemps l'Asie.

Les peuples qui les habitent sont les seuls où l'on ait pu observer à la fois ce degré de civilisation et cette décadence. Ceux qui occupaient le reste du globe, ou ont été arrêtés dans leurs progrès, et nous retracent encore les temps de l'enfance du genre humain, ou ont été entraînés par les événements, à travers les dernières époques, dont il nous reste à tracer l'histoire.

A l'époque où nous sommes parvenus, ces mêmes peuples de l'Asie avaient inventé l'écriture alphabétique, qu'ils avaient substituée aux hiéroglyphes, après avoir vraisemblablement employé celle où des signes conventionnels sont attachés à chaque idée, seule écriture que les chinois connaissent encore aujourd'hui.

[45] L'histoire et le raisonnement peuvent nous éclairer sur la manière dont a dû s'opérer le passage graduel des hiéroglyphes à cet art, en quelque sorte, intermédiaire : mais rien ne peut nous instruire avec quelque précision, ni sur le pays, ni sur le temps, où l'écriture alphabétique fut d'abord mise en usage.

Cette découverte fut ensuite portée chez les Grecs ; chez ce peuple qui a exercé sur les progrès de l'espèce humaine une influence si puissante et si heureuse, à qui le génie a ouvert toutes les routes de la vérité ; que la nature avait préparé, que le sort avait destiné pour être le bienfaiteur et le guide de toutes les nations, de tous les âges : honneur que jusqu'ici aucun autre peuple n'a partagé. Un seul a pu depuis concevoir l'espérance de présider à une révolution nouvelle dans les destinées du genre humain. La nature, la combinaison des événements, semblent s'être accordées pour lui en réserver la gloire. Mais ne cherchons point à pénétrer ce qu'un avenir incertain nous cache encore.


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